Témoignage de 2007, Pierre Souleil (Directeur financier de Renault jusqu’en 1985)

 

Lorsque Renault, en février 1974, s’installe dans un nouveau siège social, Quai du Point du Jour, à Boulogne, le personnel découvre une novation fondamentale pour l’époque: des œuvres d’artistes contemporains intégrées aux bâtiments.

Des intégrations, et pas seulement des accrochages, ce qui marquait la volonté de la Direction , des architectes et des artistes de faire œuvre commune et pérenne en donnant à ces derniers une place prééminente et une visibilité permanente en les imposant dans le quotidien de l’entreprise.

Dès le hall d’entrée l’installation de Soto donne le ton et la mesure de cette ambition que l’on retrouvera dans toutes les parties communes (cafeteria, salles de réunion, salles à manger, couloirs) avec Julio Le Parc, Arman, Jean Dubuffet, Degottex, Vasarely, notamment.

Ces œuvres résolument contemporaines interpellent bien entendu un personnel peu habitué à ces fréquentations. Donner à voir, sur une si vaste et qualitative échelle, les nouvelles propositions du monde de l’art, c’était en fait pousser à la modernisation par la culture, dépoussiérer les esprits, provoquer les remises en causes.

Tout cela sur proposition d’un cadre supérieur particulièrement averti des évolutions du monde de l’art, opportunément placé pour initier et faire vivre cette idée, convaincant le Président et son adjoint de se lancer dans cette aventure sans se méprendre sur les réactions que cela pourrait déclencher. Mais l’époque s’y prêtait…

C’est ainsi que j’ai connu Claude-Louis Renard et sa femme Micheline, tout deux exceptionnellement à l’aise dans ce milieu, fréquentant la plupart des artistes mondialement connus avec lesquels leurs relations étaient – pour autant que j’ai pu en juger – amicales mais aussi très professionnelles.

Au delà de leurs installations, des artistes impliqués dans le Siège et quelques autres acceptèrent de céder, dans des conditions particulièrement favorables, certaines de leurs œuvres pour poursuivre ces rencontres dans d’autres établissements de l’entreprise. Ces œuvres se caractérisent à la fois par leur importance – certaines exceptionnelles – dans l’œuvre de l’artiste, leur rareté et leur caractère de « repères » par rapport aux œuvres plus récentes commandées par Art et Industrie, le service dirigé par M. Renard.

C’est ainsi que Renault a pu acquérir notamment :
– d ‘Arman plusieurs Accumulations d’éléments mécaniques Renault venant compléter les travaux déjà installés au Siège
– de J. Dubuffet , un ensemble – sans équivalent – comprenant entre autres le Mur Bleu une œuvre majeure réalisée en 1967, quatre découpes matricielles de Coucou Bazar ainsi que Parade Nuptiale et plusieurs sculptures provenant de sa collection personnelle. De plus, lors de son exposition au Centre National d’Art Contemporain, Jean Dubuffet nous laissa choisir sept Paysages Tricolores et Sites Castillans
de J. Tinguely , l’une des pièces monumentales de 1967 encore disponible : le Requiem pour une feuille morte complété par les trois sculptures qui lui sont liées : Eos VIII, Eos XII et Bascule V . Cette pièce a fait l’ouverture de la collection du Musée Pompidou pendant de longs mois.
– de Niki de Saint Phalle , la Mariée de 1963, une pièce qu’elle se réservait, car tout à fait exceptionnelle.
– de V. Vasarely , plus d’une vingtaine de pièces, choisies parmi un groupe d’œuvres qu’il destinait à ses collections, témoins de ses périodes de création de C2 Kola (1949) à Tridim Ver (1973)
– de Soto , quelques œuvres récentes à l’époque (1974) Escritura Spiral, Aquarella, Gran Amarillo, Gran Blanco très représentatives de ses créations.

En même temps que ces intégrations et acquisitions, l’entreprise développait avec Jean Dubuffet un projet monumental toujours sous l’impulsion de M. Renard. Une œuvre de 1800 m 2 au sol s’inscrivant dans un socle de plus ou moins 3000 m 2 devait s’élever jusqu’à 5m.50, le tout sous le regard direct du personnel du siège et de l’informatique.

Cette œuvre audacieuse, réalisable à l’époque sans trop de difficultés, stoppée bien que la construction soit déjà engagée, aurait provoqué bien des controverses internes et externes. Mais rien, évidemment, n’aurait pu exprimer plus profondément la volonté de la Direction de faire se rencontrer deux mondes hautement créatifs. Au terme de trente ans dans un autre contexte, on peut imaginer l’influence qu’aurait pris un tel monument, dans la recherche – qui est au goût du jour – d’un environnement plus qualitatif.

Rien de tout cela n’aurait été entrepris sans M. Renard, sa foi communicative et ses compétences indiscutables. L’époque en plus s’y prêtait : un Chef d’Etat n’hésitait pas à croiser culture et modernité en faisant construire un centre d’Art Contemporain d’aspect très industriel alors que des artistes bouleversaient le monde de l’art en utilisant des matériaux provenant de ce monde du travail. Hors mécénat et collection, il n’apparaissait pas anormal dans ce temps là que l’entreprise s’implique directement dans une relation particulière entre Art et Industrie.