J’ai grandi dans un univers dont le maître-mot était : création. La passion pour la création soutenait toutes les activités de mes parents, Micheline et Claude-Louis Renard, en un tourbillon, plutôt une tornade, qui allait inexorablement de l’avant, toujours, jusqu’à des heures avancées de la nuit. Mon père parlait, échafaudant sans discontinuer des projets qui, pour tout autre, eussent paru farfelus, mais que sa conviction inébranlable parvenait, contre toute attente, à mener à bien. Il me répétait la devise de Langevin (qui lui avait donné des petits cours de maths quand il était en sixième, car ma grand-mère ne reculait devant aucun prix Nobel…) : la pensée doit naître de l’action et retourner à l’action.

C’est ainsi qu’il mettait toute son énergie (il courait sans cesse) à marier le monde de la grande industrie et celui de la peinture. La grande industrie, il y travaillait, à la Régie Renault qui, dans les années soixante, représentait une énorme force économique : « Quand Renault éternue, la France s’enrhume », répétait un slogan d’alors. Il avait été intéressé au monde industriel par son grand-père qui, après avoir inventé une machine, avait monté à partir de rien son entreprise de papeterie mais aussi à travers son beau-père, Secrétaire Général de Péchiney. Le monde de la peinture, il l’avait connu par sa mère, compositrice de musique et Directrice d’une librairie-galerie, où il avait pu rencontrer plusieurs grands artistes dans l’immédiat après-guerre. Quant à la recherche, au principe de toute son action résolument tournée vers l’avenir, il avait pu la côtoyer dans les coulisses de l’Institut Pasteur, où son père dirigeait un laboratoire. Mes parents, s’étant connus à l’adolescence, ont mûri ensemble leur idéal, qui allait nourrir toute leur action future.

Tout au long de mon enfance, j’ai entendu évoquer ce leit-motiv : mettre en relation l’art et l’industrie. Bien sûr, je n’en percevais les réalisations que par le petit bout de la lorgnette, mais la fréquentation des artistes et des expositions m’a donné très tôt le goût de la peinture. Arman a habité chez nous, au rez-de-chaussée de la maison, pendant plus d’une année ; je me souviens que, passionné d’art primitif, il m’avait un jour mis entre les mains une tête Jivaro réduite qui m’avait fascinée autant qu’horrifiée – je devais avoir une dizaine d’années ; je jouais quelquefois aux échecs avec lui, et m’étonnais naïvement de toujours gagner, car il aimait beaucoup les enfants et n’avait pas besoin d’étaler sa redoutable intelligence… Daniel Spoerri aussi a habité à la maison, plus tard ou plus tôt, je ne sais plus. Je me souviens l’avoir accompagné, fièrement, dans un périple breton à partir de notre maison de Bénodet, alors qu’il préparait une œuvre sur les fontaines sacrées. Jean-Pierre Raynaud a été, à un moment difficile de mon adolescence, un soutien affectueux dont je lui ai une grande gratitude.

De nombreux artistes venaient ; souvent mes parents m’emmenaient dans les ateliers, les galeries, les musées, y compris parfois en Hollande (j’ai un souvenir marquant d’une exposition Stella à Eindhoven, je n’ai aucune idée à quel âge) ou ailleurs. Mais l’ami le plus proche était certainement Jean Tinguely, dont la chaleur et la fantaisie s’accordaient avec ce qui restait d’enfance chez mon père. Je me souviens de l’enthousiasme avec lequel mes parents m’ont emmenée, pour la première fois, dans la forêt de Fontainebleau où Jean rassemblait les éléments de ce qui allait devenir le « Cyclop»… Autre souvenir marquant : lorsque mon père a pu obtenir que le graphisme du futur logo de la Régie Renault soit confié à Vasarely : je pouvais en voir les diverses versions préparatoires, dans l’excitation de sentir le moment où ça y était, un logo s’était imposé ; avec la question subséquente : qu’est-ce qui fait qu’il y en a un qui, incontestablement, « marche » ?

Peu à peu la collection prenait forme à la maison, au gré d’échanges et de choix de plus en plus rigoureux. Mon père était connu pour la sûreté de son flair à repérer les bons tableaux, et son exigence en matière d’art ne faisait que prolonger son exigence tout court, pour lui-même comme pour les autres, en tout domaine. Sa devise était : « toujours en faire 120% », et il méprisait toute activité qui n’ait pas pour fin un objectif de haute qualité. Toujours en avant de lui-même, il était le premier informé, en littérature, en musique ou en cinéma tout autant qu’en peinture ou en sculpture : il lisait une quantité ahurissante de livres et de journaux, tout en affichant une grande méfiance envers l’érudition. Mes parents m’encourageaient à dessiner et à peindre, pour développer la liberté artistique qu’ont tous les enfants avant que la plupart ne la perdent dès six ou sept ans. Ainsi le climat de rapport direct à l’œuvre d’art dans lequel j’étais élevée m’avait permis de m’approprier, sans intermédiaire intellectuel, l’intérêt pour la peinture. Je me souviens de « l’expo 72 », organisée sous l’égide de Pompidou, et dans laquelle j’avais passé, le premier jour, plus de cinq heures en grande partie seule, à l’âge de quinze ans. Il faut dire que l’atmosphère de l’époque était largement plus porteuse de liberté et de facétie, pour une création nourrie par l’énergie de mai 68 : Martial Raysse, Robert Malaval, Alain Jacquet…

Et puis le contexte général s’est rétréci, la récession économique a forcé mon père à opérer un rétablissement, réussi, en transférant son activité d’un service interne à Renault à une association, d’abord financée par Renault, puis par un autre mécène. Ce furent alors les grandes expositions à l’abbaye de Sénanque, résultat, pour chacune, d’une ou deux années de travail d’un artiste qui avait reçu une bourse. L’idéal que poursuivait mon père à travers ces dotations était de permettre à un artiste de travailler librement, de se consacrer entièrement à son œuvre sans être obligé à des compromissions alimentaires.

Quant au personnel, l’idée de mon père était de le confronter, sans médiation intellectualiste, à des œuvres d’art dans le cadre même de son activité professionnelle, et c’est ainsi qu’est né le nouveau siège social de Renault à Billancourt (nouveau à l’époque, car il a malheureusement été transformé il y a quelques années, avec une partie de ses intégrations d’art à l’architecture). Mes parents avaient compris que le goût, avec tout ce qu’il peut y avoir de mystérieux dans ce mot, se formait au fil de la fréquentation des images et des objets de l’environnement quotidien ; d’où le désir d’intégrer des œuvres aux lieux de ce quotidien, cafeterias et bureaux, et, mieux encore, de demander à des artistes de concevoir directement, en équipe avec les architectes, des ensembles complets. Ainsi la grisaille de bureaux banals pouvait soudain faire place à, non pas la couleur artificiellement imposée par l’arbitraire d’un architecte d’intérieur, mais à des œuvres véritables et de grande qualité ; inversement, la liberté créatrice des artistes devait pouvoir renoncer à sa toute-puissance pour se plier aux contraintes de l’espace et des nécessités de la vie courante des professionnels qui allaient fréquenter ces lieux.

J’ai perdu le fil de cette belle aventure vers 1986 en perdant la vue, mais je sais qu’elle a continué avec la même ferveur, envers et contre toutes les adversités, qui furent nombreuses et pugnaces. Deux mois avant la mort de mon père, je m’étais exclamée : « Vous repartez encore en voyage ! » Il m’avait répondu, avec un petit rire peut-être plus angoissé qu’il ne voulait le laisser paraître : « Oui, et on continuera jusqu’à la mort ! »

Il respectait trop la création pour avoir osé se faire lui-même artiste ; alors il a voué sa vie au service de la création des autres, dans l’espoir de la rendre accessible au grand public qui n’avait pas eu la chance de la connaître.

 

Delphine Renard